Sur l’aérodrome d’Eastleigh Airport, près de Southampton, en cette douce après-midi du 5 mars 1936, on s’active autour d’un monomoteur qui a été acheminé par la route quelques jours plus tôt. Un Miles Falcon, piloté par Jeffrey Quill depuis Martlesham, a amené le chef pilote de Vickers, Joseph ‘Mutt’ Summers, qui va avoir la charge d’effectuer le vol inaugural de cet appareil.
Vers 16h45, Summers met en route le moteur Rolls-Royce puis décolle à bord du prototype Supermarine Type 300. 8 minutes plus tard, de retour au sol, Summers aurait déclaré aux équipes impatientes de connaître son verdict sur les qualités de l’avion qu’il venait de piloter : « surtout, ne changez rien ! »
Jusque là, Supermarine s’était spécialisée dans la construction d’hydravions et sa renommée s’était clairement établie avec les appareils de course qui avaient fait les beaux jours du Schneider Trophy. Grâce à eux la Grande Bretagne avait emporté les trois dernières éditions de cette prestigieuse compétition de vitesse en 1927, 1929 et 1931. Cette spécialisation explique que le siège et les ateliers de la compagnies se trouvaient sur Hazel Road, au bord de la rivière Itchen à Woolston, un quartier au sud-est de Southampton.
Au début des années 30, Supermarine avait proposé son projet de chasseur monoplan Type 224 à la Royal Air Force, mais c’est un biplan, le Gloster Gladiator, qui avait remporté le contrat. Reginald J. Mitchell, ingénieur en chef, décida de poursuivre le travail sur un concept de chasseur monoplace à hautes performances tout en travaillant sérieusement à la conception de l’hydravion embarqué Walrus.
Embauché par Supermarine en 1917 à l’âge de 22 ans, le brillant ingénieur avait gravi rapidement les échelons et les lignes superbes des hydravions de course de la firme de Southampton devaient beaucoup à son coup de crayon.
Le 1er décembre 1934, Supermarine reçut un contrat de 10 000 £ pour lancer la production du prototype de chasseur Type 300. La construction du prototype débuta alors et s’acheva fin 1935. Il reçut l’immatriculation militaire K5054. Marque de confiance et bon présage, quelques jours avant ce premier vol d’essais couronné de succès, la RAF passa commande de 300 exemplaires de la version de série de cet avion.
Tragique ironie de l’histoire, alors même que l’avion n’était encore qu’au stade du prototype, R.J Mitchell, d’une santé déjà précaire, fut touché par un cancer. Au début de l’année 1937, trop fatigué, il fut obligé de cesser de travailler, mais venait de temps en temps assister aux vols de sa création, encore exemplaire unique, jusqu’au moment où, au mois de mai, il fut hospitalisé. Il décéda le 11 juin. Joseph Smith fut nommé ingénieur en chef et prit la succession de Mitchell pour faire évoluer cet appareil particulièrement prometteur qui avait reçu le nom de Spitfire.
La suite appartient à l’Histoire, la grande.
Lorsque la production du Spitfire s’achève en 1948, 22 000 appareils avaient été construits. Plus qu’un succès technique, commercial et militaire, le Spitfire s’est érigé au rang de symbole et de trésor national pour l’ensemble du Royaume-Uni et même au-delà. Tout au long de la guerre le « Spit » est resté un avion de pointe alors même que ses successeurs affichaient des performances souvent largement supérieures. Mais dès les premiers coups de crayon, Mitchell avait posé les bases d’une cellule solide et d’une formule aérodynamique équilibrée.
Pendant les années de guerre, la puissance de la motorisation du Spitfire doubla, sa masse progressa aussi singulièrement et sa puissance de feu était multipliée. Seule, son autonomie restait médiocre, mais si il ne lui était pas possible d’escorter les bombardiers stratégiques sur l’ensemble de leurs raids, il assurait tout aussi bien des missions de frappes tactiques que de défense aérienne.
En 1940, lors de la Bataille d’Angleterre, ses premières versions tenaient la dragée haute aux Messerschmitt 109E et en 1944, les appareils dotés de moteurs Griffon étaient capable de faire « un brin de conduite » aux V-1 envoyés contre Londres ou de se frotter aux nouveaux chasseurs à réaction allemands. Entre temps, le « Spit » avait combattu au-dessus de la France occupée, à Malte, en Afrique, en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique. Chasseur, bombardier, avion de reconnaissance photo et même chasseur embarqué, le Spit a aussi fait la démonstration d’une polyvalence que ses concepteurs ne prévoyaient sans doute pas.
Etait-il une arme absolue ? Certainement pas ! Mais il n’est pas interdit d’imaginer que si Adolf Galland n’a jamais demandé à Goering une escadrille de Spitfire pour gagner la Bataille d’Angleterre, il l’a peut-être pensé !
Il ne faudrait pas non plus oublier qu’à bord de ces machines se trouvaient des gamins tout juste sortis des grandes écoles britanniques ou des pires quartiers des banlieues de Liverpool et Manchester, sans oublier ces expatriés venus du monde entier, et qui sacrifièrent leurs vies avec le même courage.
Aujourd’hui, une cinquantaine de Spitfire sont en état de vol, dont plusieurs dans la RAF elle-même grâce à l’escadrille du souvenir Battle of Britain Memorial Flight. Ils demeurent des têtes d’affiches exceptionnelles pour les organisateurs de meeting. Et pour un aviateur, piloter un Spitfire, outre la perpétuation d’une légende vivante, est clairement devenu un aboutissement.
Pour ceux qui restent au sol, les yeux plantés droit dans le ciel, le plaisir est extrême car peu d’avions ont réussi ce parfait mélange de force brute et d’élégance totale, tout en conservant la classe d’une Lady ! Et puis, il y a le grondement du Rolls Royce Merlin, aux mélodies particulières. Un spectacle total pour peu que l’avion soit mené par des artistes comme l’étaient Ray et Mark Hanna. Et ceux qui ont assisté en 2010 à la démonstration de « Maître » Sir Stephen Grey à la Ferté-Alais avec le Spitfire Mk.Vb EP120 se souviennent encore du frisson de plaisir qui les a traversé devant ce pur moment de pilotage…
Il y a 80 ans, il ne s’est pas passé grand-chose sur le petit aérodrome d’Eastleigh, juste le décollage d’un monomoteur aux lignes déjà presque familières.
Si un jour, votre avion vous dépose sur cet aérodrome qui s’appelle désormais Southampton Airport, tâchez d’y penser. Ce jour-là, à cet endroit-là, le monde libre venait de retrouver Excalibur, mais personne ne pouvait alors l’imaginer !