Dans de nombreux domaines techniques, dans l’industrie ou dans l’informatique, les « problèmes de jeunesse » sont souvent des passages inévitables. Dans l’histoire de l’aviation, à plusieurs reprises, des avions ont été victimes de ces phénomènes. Le plus souvent, les ingénieurs sont parvenus à surmonter les problèmes initiaux, quelque fois non. La situation la plus rageante, c’est lorsque ce fut trop tard pour sauver la carrière d’avions pourtant prometteurs qui, parfois, des décennies plus tard, traînent encore une réputation sulfureuse héritée de leurs premières années de service.
Le Lockheed L.188 Electra est l’un d’eux !
Dans les années 50, pour répondre à la demande de plusieurs compagnies pour un court-courrier d’une centaine de places pouvant enchaîner les rotations rapidement, Lockheed lance et produit le L.188. Le constructeur s’appuie sur l’expérience acquise lors de la définition de son cargo militaire C-130 Hercules, qui a volé en 1954 et dote son avion commercial de la même motorisation, 4 turbines T-56. C’est une décision novatrice. Le premier avion de ligne doté de turbopropulseurs, le Vickers Viscount, entre tout juste en service en Grande Bretagne tandis que Douglas présente sa grande nouveauté, le DC-7, encore équipé de moteurs à pistons.
La confiance portée dans ce nouvel appareil est grande au point qu’on lui attribue le nom de baptême Electra, le même que l’inoubliable grand succès de Lockheed des années 30.
Le 6 décembre 1957, lorsque le prototype du L.188 effectue son premier vol, le constructeur a déjà engrangé plus de 129 prometteuses commandes provenant de compagnies aussi réputées qu’American Airlines, Braniff, Eastern, KLM, Qantas ou PSA.
Les premiers vols commerciaux interviennent le 12 janvier 1959 pour Eastern Airlines et le 23 pour American Airlines. Environ deux semaines plus tard, le 3 février 1959, cette compagnie est victime d’un premier et dramatique accident lorsque le N6101A tombe dans l’East River en finale pour l’aéroport de LaGuardia à New York faisant 65 victimes et 8 survivants.
Parmi les causes multiples de ce drame, le Civil Aeronautics Board pointe la faible expérience de l’équipage sur le type – mais comment pouvait-il en être autrement ? – et un mauvais choix de mode du pilote automatique. Surtout, le commandant de bord, lors de cet atterrissage nocturne aux instruments, aurait mal réglé et mal interprété les indications de l’altimètre, ce dernier utilisant un double affichage aiguille et tambour bien différent des modèles à trois aiguilles courants à l’époque.
Le 29 septembre suivant, le N9705C de Braniff, flambant neuf car livré tout juste dix jours plus tôt, s’écrase près de Buffalo au Texas faisant 34 victimes. L’enquête sur cet accident n’a pas encore donné ses conclusions que le 17 mars 1960, le N121US de Northwest Airlines, avec ses 57 passagers et ses 6 membres d’équipage, tombe à son tour vers Cannelton dans l’Indiana.
Lors de ces deux accidents, les avions semblent s’être disloqués en plein vol et l’enquête finit par déterminer qu’en effet, le Lockheed Electra souffre d’un problème de « flutter » tourbillonnant au niveau des nacelles des moteurs extérieurs qui, lorsque ce phénomène entre en résonance avec les vibrations naturelles de l’aile, entraîne la désintégration de l’avion.
La vitesse de croisière autorisée pour ces avions est immédiatement réduite, passant de 325 à 275 kt, le temps que le constructeur mette en œuvre le Lockheed Electra Achievement Program (LEAP) afin d’y remédier et qui porte essentiellement sur des modifications substantielles de la voilure pour empêcher le phénomène destructeur.
Mais la série noire qui frappe l’avion n’est pas finie pour autant. Une collision aviaire au décollage de Boston entraîne la mort de 62 personnes embarquées à bord du vol 375 de la Eastern Airlines le 4 octobre 1960 puis, un problème sur une commande de vol coûte la vie des 37 personnes à bord du N137US de la Northwest à Chicago le 17 septembre 1961.
En moins de deux ans, 261 personnes sont mortes à bord de Lockheed Electra !
Preuve que ces évènements ont durement touché l’opinion publique, aucune commande pour ce nouvel avion ne parvient à Lockheed après décembre 1959, soit après les deux premiers accidents. A la suite de la modification des ailes des avions en service et ceux en cours de construction, la FAA lève toutes les restrictions imposées au type le 5 janvier 1961. Au mois de décembre suivant, le 170e exemplaire sort de chaîne. Il n’y en aura pas d’autres.
Pourtant, l’avion ne manque pas de qualités. Il est rapide, performant, confortable et, une fois ses problèmes de jeunesse résolus, plutôt fiable.
Produit, donc, en peu d’exemplaires et très vite concurrencé par les jets – le Boeing 727 et le DC-9 en particulier – le L.188 quitte rapidement les flottes des compagnies de premier plan. Avec ses performances élevées, ses capacités tous terrains et un coût d’acquisition raisonnable sur le marché de l’occasion, l’Electra fait un tabac dans les compagnies secondaires où il connaît une carrière dense.
Les conversions en cargo sont même fréquentes et utilisées un peu partout là où il faut des avions solides, rustiques et fiables. Il ne s’agit pas que de transporter n’importe quoi dans des pays reculés ; En Europe, Channel Express a utilisé des Electra jusqu’au milieu des années 2000 et Atlantic Airlines a retiré son dernier exemplaire en 2013.
Aujourd’hui, la plupart des cellules toujours opérationnelles se trouvent au Canada, territoire exigeant, la compagnie atypique Buffalo Airways étant une utilisatrice du type assez connue. On en retrouve une dizaine, 9 chez Air Spray et 1 chez Conair, transformés en avions de lutte anti-incendie, un travail difficile qui constitue, en soi, un hommage aux grandes qualités de cet avion.
Mais cette histoire n’a pas été inutile, notamment pour L’US Navy qui avait lancé un programme pour remplacer ses P-2 Neptune de patrouille maritime. Lockheed avait décidé de partir du L.188 pour concevoir un appareil adapté. Le futur P-3 Orion fait son premier vol en novembre 1959 et entre en service en 1962. Le prototype était d’ailleurs le troisième Electra modifié pour l’occasion. Le P-3 de série se distingue de l’Electra par son fuselage plus court et sa motorisation légèrement différente. Avec plus de 750 exemplaires produits jusqu’en 1990 il s’agit là d’un succès indéniable et considérable. Tout le travail effectué sur le L.188 et la correction de ses vices de jeunesse a trouvé sa justification !
Si l’avion n’avait pas été victime de ce problème de conception, quel aurait été son destin ?
On peut sans doute penser que l’avion aurait connu quelques ventes supplémentaires mais il est évident que l’émergence des jets dans les années 60 n’aurait guère empêché ces avions de quitter les flottes des grande compagnies ; ils auraient juste été plus nombreux à faire le bonheur des petites compagnies. Le concept était donc sans doute condamné d’avance. Mais ces investissements ont donc été sauvés par les militaires qui ont su faire bon usage de cette plateforme performante. Néanmoins, on ne peut que constater que 60 ans exactement après le premier vol Electra et Orion sont encore bien vivants.
Lockheed, en parallèle de programme militaires triomphants, a continué à considérer l’aviation commerciale comme un marché intéressant et se lança ensuite dans la production d’un gros porteur, le L.1101 Tristar mais qui fut un échec commercial retentissant.
Néanmoins, les déboires du triréacteur Lockheed peuvent être considérés comme pratiquement anecdotiques si on les compare à ceux de son concurrent direct, dont le destin est finalement assez parallèle avec celui du L.188 Electra, le Douglas DC-10 !